Dans les coulisses de Vertigéo avec Emmanuel Delporte
Nous sommes ravis de vous proposer un making-of en trois parties afin de découvrir les coulisses de la création de Vertigéo, la première bande dessinée de science-fiction de notre podcast. Au fil de ces épisodes, vous plongerez dans les différentes étapes de fabrication de Vertigéo, de la genèse de l'histoire à l'adaptation visuelle en passant par les choix artistiques et narratifs. Dans ce premier épisode, nous sommes en compagnie d’Emmanuel Delporte avec qui nous revenons sur la création de la nouvelle, les thèmes de cette histoire hors norme et sa rencontre avec Lloyd et Amaury.
Bonjour Emmanuel et merci de participer à ce making of de la BD Vertigéo. Nous voulions revenir avec toi sur la genèse de ta nouvelle qui a servi de base pour la BD.
Peux-tu évoquer la création de l’histoire ? Cette nouvelle faisait partie d’un recueil édité par la Volte, c’est bien ça ?
Vertigéo faisait en effet partie du recueil intitulé Au Bal des Actifs - Demain le Travail, publié par La Volte en 2017. L'histoire de cette nouvelle est assez insolite. Tout a commencé lorsque j'ai été contacté par Anne Adam, qui est maintenant connue sous le nom de Stuart Calvo et qui travaille toujours chez La Volte, à la communication me semble-t-il.
Elle avait lu certains de mes textes, publiés principalement dans des recueils confidentiels, à la distribution limitée. Je ne me rappelle pas quel texte a attiré son attention, mais elle m'a contacté pour me proposer d'écrire une histoire au sein d’une anthologie sur le thème du travail.
J'ai accepté avec enthousiasme cette invitation à participer à une collection avec des auteurs renommés tels qu'Alain Damasio, Catherine Dufour, Léo Henry, L.L. Kloetzer, Katie Stuart ou encore Anne Boverger. C'est ainsi que Vertigéo a vu le jour. Malgré les difficultés que rencontrent généralement les histoires courtes en France, et en particulier les recueils collectifs, l'anthologie s’est avérée un succès.
Le contexte politique de l'époque, avec l’élection présidentielle, a aussi contribué à susciter l'intérêt. D'ailleurs, le texte d'Alain Damasio a remporté le Grand Prix de l'Imaginaire, ce qui a été une grande réussite pour nous tous.
Est-ce que vous aviez reçu un pitch pour le thème ou simplement le nom du recueil comme guide ?
Il n’y avait pas vraiment de ligne directrice. Dans leur façon de fonctionner, les éditeurs de la Volte donnent aux auteurs une liberté créative totale. Ils ne veulent pas restreindre ou guider.
Ils font confiance aux auteurs et les laissent s’exprimer comme bon leur semble. Après tout, la Volte est aussi connue pour son orientation politique, plutôt marquée à gauche !
Revenons sur la création. L’univers de Vertigéo est assez dense pour une nouvelle. Comment l’avez-vous mûri et développé ?
Mon processus d'écriture est assez instinctif. Je laisse souvent mon imagination me guider, sans m’appuyer sur des plans structurés. C'est une approche qui peut donner des résultats imprévisibles.
Dans le cas de Vertigéo, cela a fonctionné de manière intéressante. L'histoire s'est développée au fur et à mesure que la tour montait de niveau. J'avais en tête cette image d'ouvriers travaillant sur une tour imposante et j'ai laissé mon imagination explorer où cela pourrait mener.
L'idée de base était une construction colossale, un projet titanesque impliquant une multitude de personnes, mais avec une finalité qui n'était pas claire au départ. J'aime l'idée que l'histoire se dévoile progressivement, qu’elle se révèle par couches successives.
On peut sentir différentes inspirations, notamment celle du Transperceneige et de La Horde du Contrevent. Comment ces œuvres ont-elles influencé Vertigéo ?
Ces œuvres ont profondément marqué ma création. Le concept du mouvement perpétuel de Transperceneige a inspiré la notion de la tour en constante construction. De même, La Horde du Contrevent a influencé ma réflexion sur l'effort collectif et la spécialisation des rôles. On retrouve ces thèmes dans mon histoire. Mais mes influences vont bien au-delà de la science-fiction.
Un livre comme Germinal d’Emile Zola a pu aussi guider mon travail. Ce roman m'a conduit à explorer les réalités du travail et les défis auxquels les travailleurs sont confrontés. Quant à mon univers dystopique, il puise son inspiration dans les deux tyrannies politico-économiques qui se sont affrontées pendant des décennies : le communisme et le capitalisme.
J'ai choisi d'amplifier les aspects les plus sombres de notre réalité pour façonner l'univers oppressant de Vertigéo. Dans ce monde, une majorité souffre pour que quelques privilégiés puissent jouir de tous les avantages. J'ai voulu refléter les échecs du communisme, qui a tenté de contrôler la population par la terreur, mais aussi ceux du capitalisme, qui a séduit les masses par des promesses de richesse et de pouvoir.
Dans Vertigéo, les ouvriers de la tour sont convaincus que leur labeur sert l'humanité tout entière. Certains acceptent leur sort en croyant servir une noble cause, tandis que d'autres suivent le mouvement, persuadés que c'est là l'ordre naturel des choses. Cette dynamique m'a permis d'explorer les parallèles entre le monde fictif de Vertigéo et notre réalité quotidienne, où beaucoup d'entre nous poursuivent des objectifs sans remettre en question le système en place.
Bien que la vie dans ma tour imaginaire soit plus extrême que celle de la plupart d'entre nous, elle met en lumière les inégalités et les injustices persistantes de notre monde moderne. Pour dépeindre la vie dans la tour, je me suis également inspiré de l’histoire des mineurs de Germinal.
Ce contexte historique révolu, souvent idéalisé, révèle pourtant les dures réalités du travail et les luttes des classes ouvrières. Ces thèmes résonnent encore aujourd'hui, comme en témoignent les conditions de travail inhumaines dans de nombreuses industries à travers le monde.
Pouvez-vous nous en dire plus sur cet "Éden" auquel les personnages aspirent ?
L'Éden représente l'espoir pour les habitants de Vertigéo, une promesse de libération d'un monde post-apocalyptique dévasté. Au début de l'histoire, c'est une vision lointaine, presque mythique, qui motive les travailleurs à pousser la tour toujours plus haut, malgré les dangers.
J’explore ainsi les thèmes totalitaires, néofascistes et marxistes, où l'individu est sacrifié au profit d'une vision collective déshumanisante. C'est une représentation sombre et désespérée d'une société où la manipulation des masses et la suppression de l'identité individuelle sont monnaie courante.
Parlons maintenant de la caractérisation des personnages. Pourquoi avoir choisi de donner un vrai nom au protagoniste, alors que d'autres personnages sont désignés par leur fonction ?
J’avais comme idée de départ de désigner la plupart des personnages par leur fonction. Cela permettait de renforcer l'aspect fonctionnel et jetable de leur existence dans cet univers impitoyable.
Dans l'adaptation, il y a eu des petits changements pour rendre les personnages plus accessibles et compréhensibles aux lecteurs, tout en conservant l'essence sombre et désespérée de l'histoire.
Vous abordez le thème du travail dans Vertigéo, en le décrivant comme aliénant et contrôlant. Pourquoi avoir choisi de mettre en avant cette représentation ?
La représentation du travail dans Vertigéo provient d'une réflexion profonde sur la réalité contemporaine et sur ses implications sociales. J'ai choisi cette vision aliénante et contrôlante du travail pour mettre en lumière les dynamiques oppressantes qui caractérisent notre société moderne.
Cette représentation reflète en partie mes propres observations sur le monde du travail, où de nombreuses personnes font part d’un sentiment d'aliénation et d'oppression. La montée du chômage et les pressions économiques qui en découlent ont contribué à une vision pessimiste du travail, qui est de plus en plus perçu comme un outil de contrôle social.
Dans mon histoire, le travail est dépeint comme un moyen de maintenir les individus occupés et dociles, et les empêche de remettre en question l'ordre établi ou de chercher des solutions alternatives. Cette vision sombre s'inscrit dans une exploration plus large des régimes totalitaires et de la manipulation des masses. Le travail peut être utilisé pour maintenir le statu quo et perpétuer les inégalités sociales.
Cette représentation du travail s’inspire également de l'observation des discours politiques contemporains. Nous assistons à un retour à des schémas de pensée révolus, où le travail est glorifié au détriment du bien-être des travailleurs. Certains politiciens exploitent même la précarité économique pour asseoir leur pouvoir, en propageant des discours visant à accroître la durée et l'intensité du travail, sans réellement définir ce que cela implique.
Dans un monde idéal, le travail devrait être une activité libératrice et épanouissante, mais la réalité est bien différente. Le travail est souvent aliénant, déshumanisant et utilisé comme un outil de contrôle social. Cette vision dystopique du travail dans Vertigéo vise à susciter une réflexion critique sur notre société moderne et les dynamiques qui la façonnent.
Comment s'est déroulée votre rencontre avec Lloyd et votre collaboration pour l'adaptation de Vertigéo en bande dessinée ?
Lloyd avait découvert Vertigéo alors qu’il était journaliste pour Le Point Pop, quand il avait dû écrire un article sur le recueil. Il avait mis en avant Vertigéo, ce qui m'a agréablement surpris.
Par la suite, nous avons pris contact et avons discuté de la possibilité d'adapter la nouvelle en bande dessinée. Il avait déjà une vision claire du projet et des bases solides, donc j'ai immédiatement été enthousiasmé par cette opportunité. Cette collaboration a été une expérience enrichissante et j'ai hâte que les lecteurs découvrent cette nouvelle forme d'expression de Vertigéo.
Comment s'est passée votre collaboration avec Amaury, le dessinateur ?
Son travail m’impressionne. J’apprécie le style qu’il a développé dans sa bande dessinée Ion Mud. J'ai pensé que son approche serait parfaite pour adapter Vertigéo, surtout en raison de sa capacité à créer des perspectives et des architectures complexes. Quant à notre travail ensemble, il était principalement axé sur la compréhension de la vision de Lloyd.
Comment s'est déroulée la prise de contact avec la Volte pour l'adaptation et comment avez-vous travaillé avec eux sur ce projet ?
La Volte ne m'a pas contacté pour discuter des droits d'adaptation, c'est Lloyd qui s'est occupé de tout cela. Mathias Echenay, de la Volte, s’est montré très ouvert à l'idée et a approuvé le projet.
La collaboration avec Lloyd et Amaury s'est déroulée dans un respect mutuel. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette dynamique de travail ?
Ce qui a été particulièrement gratifiant dans notre collaboration, c'est qu'il n'y avait pas de volonté d'imposer quoi que ce soit de la part de qui que ce soit. Lloyd avait une vision claire du projet et de l'histoire qu'il voulait raconter, tout en respectant l'essence et le ton de la nouvelle originale.
De mon côté, j'ai apprécié de pouvoir suivre de près l'évolution du projet, de recevoir les planches au fur et à mesure de leur création, et de voir comment Amaury et Loyd avaient su intégrer des éléments du texte original dans la bande dessinée. L’implication mutuelle dans le processus a rendu cette collaboration très enrichissante.
Comment envisagez-vous la sortie de la bande dessinée ? Avez-vous des attentes particulières ?
Je suis très impatient de voir la bande dessinée sortir et j'ai bon espoir qu'elle rencontrera un certain succès. Cependant, je garde à l'esprit que le succès d'une œuvre est souvent difficile à prédire.
Cela dit, je suis convaincu que l'équipe derrière ce projet a fait un travail remarquable, et je suis confiant quant à sa réception par le public. Je vais faire de mon mieux pour promouvoir la bande dessinée, notamment en proposant des dédicaces dans les librairies. J’espère que cela contribuera au succès de l'œuvre.