Dune, portrait-robot d’un livre-univers
Par Laurent Genefort
Si la science-fiction est l’art du « Et si… », le livre-univers grossit ce principe au monde décrit dans sa globalité.
Et si un empire interstellaire devait son existence à une substance produite dans une planète-désert, et qui permet la prescience ? Ainsi naît Dune de Frank Herbert.
Et si une planète tournait autour d’un couple stellaire, induisant un cycle de saisons millénaires, quels types de civilisations cette configuration astronomique engendrerait-il ? Cela donne la trilogie d’Helliconia de Brian Aldiss.
Et si la Terre avait une sœur jumelle située dans le système d’Alpha du Centaure, peuplée d’hommes oiseaux exotiques ? et voilà Noô de Stefan Wul.
La liste n’est pas interminable ; elle s’avère assez courte : le livre-univers regroupe trop peu d’œuvres pour constituer un genre à part entière.
La faute à son ampleur même, contraignant le créateur à des années d’élaboration, dans une volonté démiurgique que les années ne doivent pas affaiblir ; mais aussi parce qu’il nécessite des écrivains d’une certaine qualité : fabriquer un monde imaginaire à soi tout seul demande une culture encyclopédique que les auteurs susnommés possèdent… ce qui n’est pas offert à tous.
De plus, c’est une catégorie récente dans l’histoire plus que centenaire de cette littérature.
Dune, le roman-univers, conférence du 23 mai 2021 au festival international du livre et du film Étonnants voyageurs à Saint-Malo, animée par Lloyd Chéry avec Roland Lehoucq, Laurent Genefort et Catherine Dufour.
Le prototype du livre-univers
S’il fallait un point de départ, ce serait la publication du premier Dune de Frank Herbert dans la revue Analog en décembre 1963. C’est le prototype du livre-univers et, soixante ans après, il en est resté l’archétype. On y reviendra.
Avant, on doit retourner à la source : le space opera. Ce genre, popularisé par Star Wars dans son versant le plus fantasy, s’illustre jusque dans les années 1950 par ses champs infinis de l’espace moissonnés par des vaisseaux de dix kilomètres de long et à l’aérodynamique aussi discutable qu’inutile, ses planètes s’entrechoquant, ses extraterrestres belliqueux ne songeant qu’à exterminer l’humanité… des mondes d’épopée en carton-pâte, où l’aventure a un goût de magazine populaire.
En deux mots, le space opera, c’est « ailleurs & demain ». Un tournant a lieu avec le cycle de Fondation d’Isaac Asimov : soudain, ce ne sont plus seulement les batailles spatiales et les héros au grand cœur qui suscitent le sens du merveilleux, mais les idées elles-mêmes, audacieuses et structurées. Enfin, le genre opère un virage décisif : Dune offre à son lecteur une fresque écologique, politique, économique et métaphysique, sans équivalent jusqu’alors. Si l’on creuse à l’intérieur du space opera, on trouvera le sous-genre du planet opera.
Dans le livre-univers, il est toujours question d’une planète. Le modèle historique est Mars, que l’on pense à l’époque habitable (donc habitée), et les autres étoiles du système solaire. Qu’elles soient peuplées d’hommes chauves-souris ou de femmes chats, on oscille alors entre bestiaire médiéval et exotisme des romans coloniaux.
Des précurseurs comme Stanley Weinbaum y injectent une once de réalisme. Frank Herbert, lui, fait évoluer le décor en véritable environnement. Mieux, il ne se contente pas d’inventer un écosystème : il en imprègne la culture humaine locale, les structures politiques, la philosophie et même la psychologie des personnages.
Sur Arrakis, la planète surnommée Dune, la pénurie d’eau détermine non seulement les modes de survie, via les fameux distilles, mais aussi les rapports sociaux : là-bas, cracher aux pieds de quelqu’un n’est pas une insulte, mais un signe d’allégeance, parce qu’on lui signifie qu’on est prêt à gaspiller son eau pour lui. La science-fiction en ressortira transformée. L’amateur de SF ne se satisfait plus, comme autrefois, d’herbe rouge ou de chevaux bleus pour caractériser un autre monde. Le vraisemblable doit s’étendre de la géologie à la biosphère.
Un pas de côté pour démontrer les mécanismes du réel
Le monde comme héros est la signature du livre-univers. Et en tant que héros, son destin est de relever des défis qui l’éprouvent, le transfigurent ou le déforment. D’un point de vue systémique, il est une simulation dont on teste les limites. Arrakis sera mise à l’épreuve de la réapparition de l’eau et de la raréfaction de l’épice, et l’Empire, de l’atomisation d’Arrakis et de la disparition progressive des forces en présence.
Plus que tout autre, Herbert a expérimenté la flexibilité de son univers. S’il l’a fait évoluer jusqu’à le rendre presque méconnaissable, c’est dans la constante affirmation que son modèle imaginé était trop vaste pour une seule histoire.
Le livre-univers pousse à se poser la question du statut même de la science-fiction : qu’est-ce qui nous motive, nous lecteurs, à nous intéresser à des récits improbables, vécus par des personnages fictifs, dans un temps et une géographie tout aussi imaginaires ? Et le parti de structurer ces univers de façon totalisante relève-t-il d’une conjuration de la réalité quotidienne ?
« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », a dit Paul Klee. Il faut peut-être voir, à travers ce travail de bâtisseur de cathédrales inventées, le pas de côté qu’opère la science-fiction pour démonter les mécanismes du réel. L’épice issue des vers des sables, c’est le pétrole, et l’eau en voie de raréfaction, et l’élixir de longue vie… L’épice est tout cela, et davantage encore, mais elle reste l’épice : une création à nulle autre pareille.
Un monde physique, idéologique et métaphysique
Car si le livre-univers est un déchiffrement du réel, il pose de façon aiguë le rapport de l’auteur à son œuvre. Le monde offert est physique, mais aussi idéologique et philosophique.
Instinctivement, on cherche, dans les coulisses de ces mondes intenses et proliférants, leur créateur, bref le personnel derrière l’universel. Le relativisme fondé sur l’écologie de Frank Herbert ne peut être confondu avec le sociobiologisme de Brian Aldiss ou la poétisation du monde – « Je rêve donc je suis » – de Stefan Wul.
Au final, le creuset démiurgique qu’est tout livre-univers est affaire d’individu. C’est pourquoi, dès lors qu’il se partage et s’industrialise, l’univers fictionnel perd ce petit quelque chose, cette étincelle magique.
Le cycle de Dune, qui a pourtant tant évolué du vivant de Frank Herbert, n’appartient qu’à ce dernier et non à ses héritiers. Tant mieux si l’explosion des multivers superhéroïques et autres worldbuildings littéraires fait le bonheur des mastodontes du divertissement. Ils ne concernent guère le livre-univers.